Mariage à l'ancienne!

Laissez-moi vous conter la si jolie romance de Daniel et Ruth, une histoire d'amour un peu fleur bleue, je vous le concède, mais une histoire d'amour comme on n'en rencontre plus.

L'histoire se passe dans un petit village du canton de Vaud dans les années vingt. Ruth et Daniel sont petits-cousins mais ils s'aiment. Ils sont contemporains et se connaissent depuis l'enfance puisqu'ils ont grandi dans la même contrée. Adolescents, ils ont suivi ensemble les cours d'instruction religieuse à l'église du village, tout en rêvant de s'y marier plus tard. Ils ont échangé leur premier baiser un soir d'été derrière ses murs, mais sans plus. En ce temps-là, on restait chaste jusqu'au mariage.

Tous deux issus de milieux ruraux et protestants où la rigueur et la tendresse s'entremêlent, ils sont de cette génération où l'on écoute ses parents jusqu'à ce que l'on vole de ses propres ailes, et, justement, ceux-ci n'approuvent pas cette relation: ils sont  consanguins, et donc on craint pour la descendance. Il y a déjà quelques simplets au village, alors on préfère ne pas prendre de risque...
Et comme l'autorité parentale est sans appel, les deux jeunes se séparent, la mort dans l'âme.

Daniel deviendra mécanicien et se mariera, mais il n'aura pas d'enfants. C'est un homme d'honneur, discret de surcroît, et on ne sait pas grand chose de sa vie privée. Il ne s'est, en tous cas, jamais plaint à ses proches de quoique ce soit. Travailleur sérieux et fiable, il finira par devenir directeur dans une usine de fabrication de moteurs, près de Neuchâtel.

Ruth, elle, n'oubliera jamais son premier amour et ne se mariera pas. Pourtant c'est une jolie femme, fine et intelligente, mais tous ses soupirants seront poliment éconduits. Elle travaillera toute sa vie comme éducatrice et les enfants dont elle s'occupera seront un peu comme les siens.

Soixante années passent, durant lesquels Daniel et Ruth se reverront parfois, lors des sorties de l'ancien groupe de cathécumènes ou à la grande Foire de Lausanne.

Et puis, lorsque Daniel a septante-huit ans, sa femme décède. Pas facile pour un homme de cet âge-là de se retrouver seul. Il se débrouille tant bien que mal dans sa maison de Gorgier, au-dessus du lac de Neuchâtel. En jardinant, il repense parfois à sa Ruth, sachant qu'elle est restée célibataire, et un beau jour il se décide à lui écrire. Elle habite une ferme de la région où elle s'est occupée de ses parents et de ces oncles et tantes jusqu'à leur mort, et maintenant, libérée de toute obligation, elle lui répond.

Les deux tourtereaux se retrouvent donc et l'amour revient frapper à la porte. Ils se rencontrent régulièrement et se racontent leur longue vie en se promenant bientôt main dans la main, comme autrefois. Et puisque cette fois les parents n'ont plus leur mot à dire,  Daniel demande Ruth en mariage un après-midi d'été, sur le banc de son jardin.

Avertie par la famille proche, La télévision suisse romande est même venue filmer ce mariage, hors du commun, au Temple du village.

Tout y est, les cloches, le noeud papillon, le chignon -blanc- orné de rubans et, bien sûr, le bouquet de la mariée avec des fleurs bleues et... des fleurs d'oranger!

Et lorsque le reporter demandera à la « jeune » mariée si on est aussi amoureux à son quatre-vingt ans qu'à dix-huit, elle répondra que oui, que c'est exactement la même chose et qu'elle a retrouvé ses premiers émois de jadis!

Vous êtes sûrement curieux de savoir combien de temps a duré leur union, n'est-ce pas ? Eh bien, elle a duré douze ans, plus longtemps que la moyenne des mariages de notre époque post-moderne.

Jusqu'à ce que la mort les sépare, bien sûr...

Extraits de: Lila Sonderman, Les joyeuses tribulations d'une sage-femme, Editions Favre, Lausanne, 2009.